(Source : Les Échos du 24 mars 2020)
Katia vient de suggérer aux parents d’élèves de sa classe de CP d’organiser un lancer de chaussettes, avec un manche à balai comme ligne de tir, en guise d’activité de calcul mental. Enseignante à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), dans une école « qui mériterait d’être classée en éducation prioritaire », elle ne veut « pas compliquer la tâche des parents ». « J’envoie des activités ludiques, des petits jeux qui reprennent des notions vues en classe », dit-elle. Dans son école, entre enseignants comme avec les parents, tout se passe par e-mail ou via la messagerie WhatsApp. « Dès que l’espace numérique de travail a planté, on a décidé de s’organiser autrement », dit-elle. Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, admet « des trous dans la raquette », tout en assurant que la situation va s’améliorer. « Il ne fallait pas dire que tout était prêt », grincent bon nombre d’enseignants. « Le monde scolaire n’était absolument pas préparé à ce genre de situation », glisse Bruno Devauchelle, chercheur associé au laboratoire Techné de l’université de Poitiers et spécialiste de pédagogie numérique. Dans le feu de l’action, de la maternelle au lycée, les enseignants s’adaptent au confinement pour assurer au mieux « la continuité pédagogique » qui leur a été demandée. « La fermeture totale des écoles ne signifie pas que les élèves sont en vacances », avait prévenu Jean-Michel Blanquer. Après une semaine d’enseignement à distance, c’est parfois l’inverse qui s’est produit. A tel point que le ministre de l’Education en appelait vendredi dernier à ne pas surcharger les élèves.
Dans son école maternelle de l’Oise, habituée au confinement depuis plusieurs semaines, Mathilde a mis fiches et jeux sur le blog de l’école qui servait à accueillir les photos de sorties scolaires. « On nous a laissé entendre que si ça fonctionnait, c’était très bien comme ça », confie-t-elle. A quelques kilomètres de là, sa collègue Pauline, professeure d’histoire en lycée, envoie les documents à ses élèves par e-mail. « On est vite submergés, car cinq classes à 35 élèves, c’est tout à coup une vague de documents qui vous arrive », témoigne-t-elle. Sans compter les messages du type « Madame, j’arrive pas à ouvrir votre document ; Madame, je peux pas me connecter, etc. » et « les tutos, les machins, les trucs, on en a par-dessus la tête ! ». « Je suis d’une génération où j’utilise l’outil informatique parce qu’il est arrivé, mais cela va trop vite pour moi », lâche-t-elle.
Faire classe… sans élèves
« Cette professeure est très représentative de la majorité des enseignants, décrypte Bruno Devauchelle. Beaucoup sont de bonne volonté, mais il y a un moment où ça suffit. » Vont-ils tenir dans la durée ? Pour l’instant, les enseignants « ont encore des munitions », indique le chercheur, « mais ils risquent de ne pas tenir ». La plupart des enseignants n’ont pas été formés à la pédagogie numérique. « On ne s’improvise pas professeur en visioconférence », complète-t-il. Confiné avec ses deux enfants dans le nord de la France, Laurent, professeur de mathématiques en lycée professionnel, a voulu créer une classe virtuelle, proposée par le Centre national d’enseignement à distance (CNED) dans le cadre du programme « Ma classe à la maison ». « C’est le dispositif principal, le point de repère » pour les enseignants, selon Jean-Michel Blanquer. « Cela marche super bien ! » s’enthousiasmait Laurent dès le premier jour de confinement après avoir recouru à cet outil, l’espace numérique de travail de son lycée étant tombé en panne. Il a testé la classe virtuelle avec d’autres collègues pour une réunion pédagogique. Mais son principal souci est ailleurs : comment faire classe… sans élèves ? Ces derniers se manifestent au compte-gouttes. En milieu de semaine dernière, seuls quatre sur cent avaient répondu présents. Pour Marion aussi, enseignante en école élémentaire en Seine-Saint-Denis, le souci majeur reste d’entrer en contact avec les parents de ses élèves, notamment ceux qui ne parlent pas le français.
La majorité des enseignants ont préféré contourner le CNED. De fait, « chacun fait à sa sauce », observe une enseignante d’histoire, à Toulouse. C’est « la grande débrouille », qui passe par « une solidarité énorme » entre enseignants. « Après la période très tendue liée à la réforme des retraites, cela fait du bien de se retrouver, on n’a jamais autant travaillé ensemble », relève Katia, dans son école de Vitry-sur-Seine. « On peut enfin se poser et réfléchir à la progression pédagogique, dit Anne, professeure de français en Seine-Saint-Denis. Pour le programme, on fera ce qu’on pourra. » Les enseignants ont pris la situation à bras-le-corps, souvent sans attendre les consignes des rectorats. Un chef d’établissement remerciait en fin de semaine dernière les enseignants pour leur « agilité ».
Pratiques clandestines
Les initiatives sont nombreuses, spontanées, à l’image d’une colonie de fourmis qui se met en ordre de bataille. L’image mettrait presque à mal celle du mammouth qui colle souvent à l’Education nationale. « Ce n’est pas une opposition, c’est une coexistence entre un mammouth et des fourmis, estime Bruno Devauchelle. En temps normal, les pratiques clandestines sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne l’imagine. » Avec le confinement, elles ont pris une tout autre ampleur : « C’est impressionnant de voir comment le bricolage général s’est mis en place, souligne le chercheur. Ça part dans tous les sens. » L’époque rappelle celle des radios libres des années 1980, avec des pratiques qui se développent à la lisière de la légalité. Dans l’improvisation, certains professeurs se sont rodés au fonctionnement des plateformes collaboratives de Microsoft ou Google. Des établissements prestigieux renvoient leurs élèves vers Teams, Google Classroom, Discord… Ces pratiques font toutefois l’objet de critiques eu égard aux menaces sur la protection des données des élèves. Elève en 6e dans un collège privé parisien renommé, Anna se réjouit de son cours de langue à venir via Skype, et de ceux de yoga promis par son professeur de sport. Elle avait son nouvel emploi du temps numérique dès le premier jour de confinement, et les boucles WhatsApp des élèves et des parents fonctionnent à plein dès que l’un d’eux cale sur une difficulté. Comme dans beaucoup d’établissements, les échanges passent par Pronote, le cahier de textes numérique, rendu obligatoire depuis 2010 par… Jean-Michel Blanquer, qui était alors numéro deux du ministère de l’Education.
Dans l’environnement défavorisé de son lycée de Seine-Saint-Denis, Anne se félicite aussi de la solidarité entre élèves : « Ils ne sont pas toujours autonomes dans leur travail, mais ils ont une grande maturité humaine. » Dans son établissement où « 50 % des familles vivent sous le seuil de pauvreté, parfois sans domicile fixe », c’est plutôt Snapchat qui a la cote. A chacun de ses élèves qui prépare l’épreuve de français du bac, elle va adresser un fichier audio pour travailler le commentaire de texte. Elle leur demandera ensuite de renvoyer leur propre commentaire audio, sur une autre partie du texte. Malgré le temps passé à s’occuper de ses élèves, elle s’inquiète du creusement des écarts. « Ce n’est pas parce que des enseignants mettent en place des dispositifs numériques que les élèves vont suivre, prévient Benjamin Moignard, sociologue de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise (CY).
Il y a des parents qui, parmi les classes moyennes et supérieures, trouvent ça super, mais le numérique n’est pas la panacée. » Pour ceux qui auront besoin d’un rattrapage, Jean-Michel Blanquer a promis du soutien scolaire gratuit, début juillet et fin août. Pour aider ses élèves qui auraient du mal à travailler seuls, Christine, enseignante en lycée à Toulouse, a envisagé d’ouvrir son salon à trois ou quatre d’entre eux, notamment ceux qui passent le bac cette année. Pour les évaluations et les examens, Jean-Michel Blanquer a suggéré de « demander à l’élève de réaliser des devoirs à distance » et « d’organiser des oraux à distance, voire des écrits sur table avec angle large de la caméra ». « A l’Education nationale, malheureusement, entre ce que disent les ministres et la réalité du terrain, il y a toujours un décalage énorme », regrette Thierry, enseignant en lycée technologique à Paris. Ses élèves vivent, pour la moitié d’entre eux, dans des conditions difficiles. « On peut avoir une communication par tchat ou par Skype, mais arrêtons de penser qu’on peut transposer la classe », met en garde Bruno Devauchelle. « On ne peut pas remplacer le face-à-face de la classe par un enseignement à distance, renchérit Benjamin Moignard. C’est parfaitement illusoire de dire que l’école continue, on est dans le mythe du numérique. »
En attendant le retour à la normale, « c’est quand même les enseignants qui tiennent la baraque ! » lance Katia. La période actuelle changera-t-elle les relations entre l’école et les familles ? « Certains vont peut-être réaliser qu’on n’est pas ‘‘que tout le temps en vacances’’ ou ‘‘que tout le temps en grève’’ et vont découvrir notre travail invisible. Mais les mauvaises langues resteront des mauvaises langues. »