Patrouilles au Sud-Liban

Le commandement de l’armée britannique se tournent vers l’Agence Juive au moment où elle s’emploie à constituer ces nouvelles compagnies, pour lui demander des guides et des artificiers pour ses troupes qui s’apprêtent à envahir le Liban pour y déloger les forces vichystes. La compagnie commandée par Ygal Allon rejoint la force qui va opérer dans le secteur est proche de la frontière syrienne alors que Moshé Dayan et ses hommes sont envoyés en appui à une division australienne qui va remonter le long de la mer.

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Monument en souvenir d’une patrouille de saboteurs du Palma’h disparue lors d’une opération à Tripoli en Mai 1941. Yarkon, Tel-Aviv

Dayan concentre une trentaine de combattants à ‘Hanita qui se trouve à proximité de la frontière est commence à explorer le territoire controlé par les soldats français. Ne connaissant pas la zone s’étendant au nord de la frontière, il recrute Rashid, l’un des commandants de groupes de combattants arabe à l’époque de la grande révolte. De retour de ses patrouilles, Moshé rend compte au commandement chargé de l’invasion de la qualité des routes, du niveau de surveillance des ponts, de la présence des forces françaises, des routes facilement aménageables pour y faire passer des véhicules de transport et d’autres informations importantes pour la préparation précise de l’opération. La plupart des reconnaissances sont menées à l’initiative de Dayan, parfois sans ordre explicite de ses anglais. Dans le compte rendu détaillé qu’il rédigera après avoir été blessé, il racontera un épisode autours duquel la patrouille qu’il a envoyée tarde à rentrer et qui l’attend avec impatience, posté à la frontière :

« A 9h du matin, nous désespérions de les revoir. Et voici qu’à 9h30, enfin, les trois apparaissent. A leur vue notre coeur s’emballe. Leur apparence extérieure ne semble pas très encourageante. Ils ont l’air fatigués, épuisés par une marche harassante. La nuit avait été noire, il n’avaient presque pas pu se reposer en chemin. Ils on traversé une zone compliquée faite d’arbres, de rochers, de buissons au contact desquels leurs vêtements ont été mis en pièces, les transformant en haillons. Leurs chaussures en caoutchouc sont déchirées et leurs pieds enveloppés de chiffons. Leurs mains et leur visage ont et griffés par des ronces. Leur itinéraire passait par des montagnes hautes comme le Carmel mais plus escarpées. Ils avaient utilisé jusqu’à leurs dernières forces pour rejoindre la base. »

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8 juin 1941

L’invasion du Liban débute le 8 juin. La compagnie de Dayan, appuyée de quelques soldats australiens s’est mise en mouvement la veille, afin de mener à bien trois missions : 1) La coupure de la ligne téléphonique le long de la cote, depuis la frontière jusqu’à la ville de Tyr ; 2) La fermeture de la route 5 km de la frontière ; 3) La coupure des lignes téléphoniques entre la partie occidentale et la partis orientale du Sud-Liban. Les deux premières missions sont exécutées avec succès et ans perte. Au cours de la troisième mission, la plus difficile car à 20 km de la frontière, Dayan va passer un prix douloureux qui va impacter toute sa vie.

Dayan dans les années 30s
Dayan dans les années 30s

Dayan et quatre de ses hommes se joignent à trois officiers et sept soldats australiens, sous le commandement du Lieutenant Kipin. Le guide arabe Rashid les accompagne. Ils sont supposés occuper deux ponts sur la rivière Iskandron qui coupe la route côtière avant de se jeter dans la Méditerranée. L’objectif est d’empêcher la destruction des ponts et les sécuriser avant l’arrivée à l’aube du corps d’armée principal, qui doit monter vers le nord pour atteindre le centre du Liban. Parmi les homes de Moshé se trouve son ami Zalman Mart, comme lui un ancien commandant d’un pick-up de « Notrim. Plus tard il sera, sous les ordres de Dayan, commandant d’une compagnie à Jérusalem.

Pendant la marche d’approche Dayan se divertie, histoire probablement de dissimuler son émotion. Dans un rapport qu’il rédigera des années plus tard, il ne cachera pas sa fierté sur le fait que lui et ses hommes, combattants juifs de la Haganah, marchaient en tête de l’armée britannique qui envahissait le Liban. Il n’oubliera pas de mentionner que celui qui marchait en tête de tous était le guide arabe.

Bien que la mission de Moshé et de ses camarades se limite à conduire les australiens jusqu’à leur objectif, ils participent avec eux aux combats de toute la journée. Arrivés près des ponts, peu avant minuit, Moshé, Rashid et un officier australien se mettent à ramper et constatent que les ponts ne sont pas gardés et qu’ils n’ont pas été minés. Il n’y a donc rien d’autre à faire que d’attendre l’armée d’invasion, qui doit selon les plans, attendre les ponts avant les premières lueurs de l’aube. Comme à son habitude, chaque fois qu’il est contraint de patienter sur le champ de bataille sans rien avoir à faire, il descend sous le pont, se couche sur le dos et s’endort dans le lit de la rivière asséché en cette saison. Dayan ne compte pas au nombre des patients. Comme on le verra par la suite, l’inaction dans les situations de danger et de tensions, le stresse. C’est pourquoi il préfère somnoler jusqu’au temps venu de l’action.

Cependant son sommeil est de courte durée. L’aube arrivant, on commence à s’inquiéter d’un possible retard de l’armée d’invasion. On apprendra plus tard que les français qui se sont abstenus de miner les ponts, ont fait exploser plusieurs gués et ont miné la route en plusieurs points plus proches de la frontière. La force d’invasion a été obligée de ralentir sa progression le temps de surmonter ces obstacles. pendant ce temps le groupe du lieutenant Kipin reste à découvert sur le pont et sans protection. Il décide de rebrousser chemin de deux kilomètres en direction du sud et d’occuper un bâtiment qui sert de poste pour la police locale. Mais il ignore que les français y ont positionné leur commandement avancé.

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La blessure

Approchant du poste de police, les australiens et les hommes de Dayan essuient un tir nourri provenant de plantations aux alentours et de positions occupées par des renforts français sur le côté de la route, et dont la présence n’avait pas été signalée. Le combat s’engage. Dayan, paysan musclé, parvient à envoyer une grenade à 25 mètres de distance, et qui fait taire une mitrailleuse positionnée sur le toit du bâtiment. Aidé par son ami Zalman Mart, il monte à l’assaut couvert par les australiens et se rend maître du poste de police. Dans le bref rapport qu’il rédigera alors qu’il se trouve encore à l’hôpital, il écrira dans son style laconique habituel : « A 5 heures le bâtiment est pris au cours d’un assaut. Nous récupérons une mitrailleuse lourde et un mortier. Lors de la prise du bâtiment, quatre soldats ennemis sont tués et une dizaine sont faits prisonniers.

A présent les rôles sont inversés, les assiégeants deviennent les assiégés. Le groupe se barricade dans le poste de police et fixant sur place les renforts de l’armée française qui voulait se déplacer plus au sud. Les juifs qui grâce à leur entrainement à la Haganah connaissent toutes sortes d’armements, mettent en action sur le toit la mitrailleuse et le mortier. Là encore, Dayan n’attend pas après les ordres de Kipin. Il décide seul d’organiser la défense du site du haut du toit d’où il observe le champ de bataille à l’aide de jumelles qu’il a récupérées sur place.

Le toit n’est pas fortifié. Le parapet n’est pas suffisamment haut pour pouvoir se tenir à l’abris des regards. A 7h du matin, une balle frappe les jumelles de Dayan. Elles sont fracassées et son oeil gauche est blessé. Des débris ont aussi atteint des muscles des doigts de la main gauche qui tenait les jumelles. Zalman Mart est appelé sur le toit. Il panse le blessé et le fait descendre à l’aide d’un brancard improvisé jusqu’au rez-de-chaussée dans une partie protégée. Comme à l’accoutumée, Mart lui demande : « Moshé, qu’est-ce que tu en dis ? » Selon lui, Dayan qui a conservé sa lucidité lui répond : « J’ai perdu mon oeil mais si j’arrive rapidement à l’hôpital, je survivrai. »

L'article de Davar du 10 juin 1941 "Catastrophe pour Moshé Dayan"
L’article de Davar du 10 juin 1941 « Catastrophe pour Moshé Dayan »

Mart racontera que Dayan blessé resta allongé pendant six heures « comme un sac, ne demandant rien, ne posant aucune question, ne se plaignant pas, ne pleurant pas. Nous luis donnions de l’eau sans qu’il la réclame… Je l’ai admiré. » Dayan racontera brièvement comme à son habitude : « J’ai reçu une balle dans l’oeil. Je n’ai  pas perdu connaissance. On m’a secouru immédiatement, mais à partir de ce moment, je ne pouvais qu’entendre ce qui se passait. »

A 13h les premiers soldats de l’armée britannique d’invasion arrivent sur place. Moshé est évacué vers l’hôpital de ‘Haïfa. Pendant toutes ces heures, ses mains n’ont pas quitté celles de Rashid. Sa mission en tant que guide avait pris fin la nuit dernière mais il avait participé au combat comme les autres. Dayan le louera abondamment pour cela.

« Je dois signaler que l’un des soldats les plus sérieux par nous fut notre guide arabe. Il s’est parfaitement conduit, comme un combattant courageux et solidaire de ses camarades pendant l’opération. Lorsque nous approchions des ponts, il marchait en tête, avançant avec prudence et intelligence. A la rivière, dès qu’il apercevait un des français surgissant au milieu des arbres, il lui envoyait une balle qui souvent touchait son objectif. »

Avant le début des soins à l’hôpital, dayan confie à Mart : « Cela n’est rien. J’ai vécu 26 ans avec deux yeux. Ce n’est pas grave, on peut vivre aussi avec un seul oeil. » La rédaction du journal Davar estima que le nom de Dayan était suffisamment connu. Le lendemain, le journal publie la nouvelle avec ce titre : « Catastrophe pour Moshé Dayan » et on pouvait lire : « Moshé Dayan a été blessé lors d’une opération héroïque. » Ses compagnons australiens sont également impressionnés. l’un des officiers fait part à Ruth de sa considération lorsqu’ils se rencontrent au chevet de Moshé : « S’il y a quelque chose dans le domaine militaire que votre mari ignore, c’est que cela ne vaut pas la peine d’être connu. » L’hôpital Hadassah émet un communiqué où il est écrit :

Le communiqué de l'hôpital Hadassah du 8 juin 1941
Le communiqué de l’hôpital de Haïfa du 8 juin 1941 signé par le Dr. Rabinowitch

Nous confirmons que M. Moshé Dayana été admis dans notre hôpital le 8 juin 1941. L’examen a révélé qu’il a une blessure au côté intérieur de l’oeil gauche, provoquée par l’entrée d’un projectile qui n’est pas ressorti. Le projectile a été retiré avant son arrivée à l’hôpital. Le front a été ouvert et des os du nez ont été brisés. l’oeil gauche a été crevé. La radiographie a établi qu’il reste de nombreux fragments métalliques dans les os du visage. Il restera aveugle de l’œil gauche et aura besoin d’un long traitement pour les os brisés du nez. Par ailleurs trois doigts de la main gauche sont atteints. Deux d’entre eux nécessiteront des soins prolongés et il se peut qu’ils demeurent paralysés. »

 

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Un bandeau noir

Bien qu’il soit blessé et bien qu’il ait perdu un œil, Dayan revient de la bataille du pont de l’Iskandron avec une couronne de lauriers. Il pense que ce qui s’est passé ne doit pas stopper son élan vers le sommet de la Haganah. Cependant il apparaît rapidement que sa blessure est très difficile à soigner et qu’elle limite ses activités. Alors que d’autres camarades de sa génération gravissent toujours plus haut l’échelle du commandement de la Haganah, Dayan va rester sept ans sur la touche.

Hôpital Hadassah et Université du mont Scopus en 1938

Pour l’heure Dayan ne peut pas reprendre ses activités de commandement sur le terrain, même la moindre mission d’instructeur. Après que ses blessures aient cicatrisées, la famille Dayan s’installe à Jerusalem, ville où l’on pourra soigner son œil de manière plus efficace. Ils habitent chez les parents de Ruth. Chaque jour Moshé se rend au mont Scopus où l’organisation des femmes américaines, Hadassah, a construit un hôpital moderne. Le projectile qui a brisé les jumelles a aussi brisé les os autour de l’œil et au sommet du nez. Dayan est opéré à plusieurs reprises pour réparer les os et lui permettre d’accepter un œil de verre. Mais les dommages subis sont trop importants et malgré toutes les tentatives entreprises à Jerusalem et dans bien d’autres endroits, Dayan est contraint d’accepter de porter un bandeau.

Dayan a besoin d’une longue période d’adaptation. Il a du mal à lire, il peine à faire converger son regard et souffre d’importants maux de tête dont il n’arrivera jamais à se débarrasser. C’est une période de profonde dépression. Plus tard il se souviendra :  » Je me perdais dans de tristes méditations sur mon avenir. Une vie d’infirme sans métier et sans ressources.  » Quand Ruth lui apprend pendant sa convalescence qu’elle est enceinte, il lui rétorque énervé :  » Qui va s’intéresser à un homme ne possédant qu’un seul œil ? Je ne suis pas en mesure de faire vivre ma famille ; c’est impossible ! Nous ne pourrons pas accueillir un nouvel enfant.  » Il est persuadé que sa carrière de commandant de l’armée juive qui avait si bien commencé, est terminée.

« Du point de vue de la Haganah j’étais devenu un invalide non opérationnel. J’avais le sentiment que je ne disposais plus d’aucune aptitude à l’action militaire et que je devais rechercher n’importe quel travail de jardin de nuit d’un immeuble ou un truc de ce genre. Cela me rongeait sans cesse. Sur le plan physique j’étais foutu, inapte à tout ce qui touchait au combat. »

Son bandeau noir qui le fait ressembler à un pirate et qui effraie les enfants le tourmentera de nombreuses années même quand il sera devenu un symbole

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Dayan espion

Reuven Shiloa’h, un des fondateurs du Mossad et son premier commandant

Pourtant il ne se passe que quelques mois avant que l’espoir ne renaisse. En dessous de l’appartement des parents de Ruth vit Reuven Zaslanski qui changera plus tard son nom en Shiloa’h et sera à la tête des services d’espionage d’Israël, le Mossad, dans les années 50. En 1941, Zaslanski dirige la section des affaires spéciales du département politique de l’Agence Juive. A ce poste, il a établi des relations avec des services des autorités britanniques, et surtout avec leurs renseignements militaires. Après l’invasion de l’URSS par les allemands en Juin 1941, la crainte resurgit de voir le Moyen-Orient tomber aux mains des puissances de l’Axe. par une vaste opération en tenailles. L’armée allemande pourrait faire mouvement à partir du Caucase vers le sud et l’Africa Corps du général Rommel, appuyée par l’armée italienne, qui se trouvait déjà aux portes d’Alexandrie, pourrait menacer le front sud. Compte tenu de la situation l’armée britannique est intéressée par le potentiel militaire du Yshouv.

A partir des compagnies, dont l’une avait été créée par Moshé Dayan avant sa blessure, on met sur pied une nouvelle milice avec l’aide des anglais, qui est placée sous le commandement d’Its’hak Sadeh avec Ygal Allon comme adjoint. Cette nouvelle organisation s’appelle le Palma’h, compagnies de choc. Elle sera le bras opérationnel principal de la Haganah lors de la lutte contre les britanniques et au début de la guerre de 1948. A son début le Palma’kh ne compte que quelques compagnies destinées à mener des opérations de guérilla dans l’hypothèse de l’arrivée des allemands aux portes du pays.

Au sein de l’armée anglaise et du commandement de la Haganah on commence à réfléchir à la situation qui règnerait dans le pays en cas de conquête par les allemands. Il est notamment décidé de créer un réseau d’espionage qui agirait secrètement contre la puissance allemande en cas de nécessité. Reuven Zaslanski en charge de ce dossier pour le compte de l’Agence juive connait Moshé Dayan depuis l’époque où il s’occupait des prisonniers de la Haganah enfermés dans la prison de Saint Jean d’Acre. A présent il fréquente souvent les Dayan de l’étage supérieur. Zaslanski aide Ruth et sa belle-mère à faire profiter Moshé de nouveaux soins médicaux, et il sympathise avec lui. Au milieu du mois d’août 1941, trois mois après sa blessure, il propose à Data, de créer ce réseau d’espionage qui sera connu des initiés du nom de « réseau de Moshé Dayan ».

Station radio de la Haganah

Ce programme comprend la création de stations d’emissions secrètes opérées par des juifs entrainés et chargés de transmettre aux agents anglais les informations sur ce qui se passe dans les territoires envahis. Le réseau est mis sur pied grâce à une collaboration parfaite entre la Haganah et l’armée britannique; Dayan est rattaché à un colonel des renseignements anglais. En septembre se déroule à Tel-Aviv une formation pour opérateurs de stations émettrices et qui seront regroupés par Dayan afin de constituer six stations. Chacune emploie un opérateur radio, un spécialiste du chiffrement et un agent chargé de rassembler les informations. On définit des procédures de dissimulation du matériel et de mise en œuvre précises.

Dayan remet l’idée de la création d’un département arabe composé de juifs arabophones qui pourraient agir en se faisant passer pour des arabes, ainsi qu’un département allemand composé de juifs d’origine allemande, capable de se faire passer pour des allemands et opérer au sein de l’armée d’invasion. La proposition est accepté par les anglais et le commandement de la Haganah mais sa mise en œuvre est confiée à l’État-major du Palma’h. Dayan propose également d’enrôler des juifs palestiniens afin de les parachuter en Europe pour répondre aux besoins des renseignements britanniques mais aussi pour entrer en relation avec les juifs sur place dont l’extermination avait déjà commencé et au sujet de laquelle des informations commençaient à arriver en Israël. Quelques opérateurs radio de Dayan reçoivent une formation de parachutiste. Plusieurs d’entre eux sont parachutés pour entrer en contact avec des partisans en Grèce et en Yougoslavie. Dayan est impliqué dans les premières phases de ce programme mais la direction opérationnelle n’est pas de sa responsablité.

A l’automne 1942, l’armée de Rommel est écrasée lors de la bataille d’El Alamein. Le danger d’une invasion allemande du pays est passé. Le réseau de Dayan est démobilisé et il se retrouve à nouveau sans emploi. Il sort du terrain de jeu principal dominé par Its’hak Sadeh et Ygal Allon. Ce dernier lui propose de se mettre avec son réseau au service du Palma’h mais Dayan décide de s’éclipser de la scène. Il préfère retourner à Nahalal et développer sa ferme acquise avec l’aide de son beau-père.

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Un tour à Bagdad

Avant de quitter Jérusalem avec Ruth, Yael et le bébé E’houd, Dayan a l’occasion de mener une nouvelle mission. Au mois d’août 1942, des chauffeurs juifs doivent conduire une compagnie de soldats indiens de Palestine jusqu’a Bagdad, puis revenir avec une compagnies de soldats anglais. L’un des chauffeurs embauche Dayan comme second. En fait il est chargé par le commandement de la Haganah de faire passer trois valises pleines d’armes pour une cellule secrète mise en place à Bagdad pour protéger les juifs à la suite du pogrome de l’été 1941 au cours duquel 180 d’entre eux ont été tués. Lorsque la caravane arrive dans le camp britannique aux environs de Bagdad, Dayan se dérobe, emballe ses vêtements dans un petit paquet, et pieds nus, en sous-vètements et sans son bandeau sur l’oeil, il part à pied pour la ville de Hâroun ar-Rachîd.

Enzo Sereni et sa famille en 1943

En chemin il rejoint une colonne de paysans arabes qui transportent sur les dos de leurs ânes des fruits pour le marché et il se fait passer pour l’un d’entre eux. L’oeil sali avec de la boue ramassée du bas côté ils un air pitoyable et il passe les portes de garde sans éveiller le moindre soupçon. Dayan arrive à l’hôtel ou séjourne Enzo Sereni, le délégué de l’Agence juive en Irak. A l’aide d’un joli bakchich  il convainc l’un des surveillants de l’hôtel d’alerter Sereni qui le fait monter dans sa chambre. Là il se douche, enfile ses vêtements, remet son bandeau et reprend l’apparence d’un habitant du Yshouv. Après la tombée de la nuit et sans éveiller l’attention de la police, ils sortent pour une courte visite des résidences des activistes de la Haganah situées dans le quartier juif. A son retour au camp, il fait livrer les valises d’armes et reprend le chemin du retour après avoir déguisés en soldats anglais deux réfugiés juifs qui arrivent de Pologne et qu’il doit faire sortir d’Irak.

Plus tard, il s’avérera que l’un des deux réfugiés immigrera au Canada, y fera fortune et fera construire à Tel-Aviv trois tours qui porteront son nom : les tours Azriéli. Ruth rencontrera Azriéli trente années plus tard et elle racontera qu’il lui avait déclaré que Dayan lui avait sauvé la vie, mais selon elle, « Dayan ne s’intéressait pas à cette histoire. J’étais romantique mais lui n’avait pas la nostalgie du passé; uniquement le présent et le futur. »

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Retour à la terre

Assaf Dayan, acteur, producteur, réalisateur et scénariste

Dayan passe la plus grande partie des cinq années suivantes à Nahalal. Il y a acquit une exploitation devenue vaquante et est admis comme un membre indépendant du moshav. Dayan qui est un agriculteur expérimenté, développe son exploitation de ses propres mains. Ruth également compétente dans le travail de la ferme, le seconde. A propos de cette période, elle consignera dans ses mémoires :

J’étais heureuse dans notre nouvelle ferme. Ces années à Nahalal furent des années merveilleuses d’unité familiale dans un cadre de vie que j’aimais. Durant cette période nous étions la plupart du temps ensemble. Nous travaillions ensemble pour un objectif commun et nous vivions ensemble comme tous les gens normaux.

Yossi Harel, immortalisé par Paul Newman (Ari Ben-Canaan) dans le film Exodus d’Otto Preminger en 1960

C’est là que nait leur troisième enfant Assaf. A l’automne 1945, la Haganah participe à des actions communes avec l’Etzel et le Le’hi dans le cadre d’un grand mouvement de révolte. Les opérations terroristes des juifs contre les autorités britanniques augmentent dans le pays et entrainent un couvre-feu la nuit. Quand Ruth ressent les premières douleurs, Dayan la conduit après qu’elle est terminé de cuire son gateau, à l’hôpital avec le camion citerne du moshav, et viole ainsi les consignes de couvre-feu. Malgré le bonheur de Ruth, il est facile d’imaginer que l’esprit de Dayan n’est pas au repos. La tempête souffle trop fort autour de lui. Il est probablement frustré d’entendre parler des exploits de ses anciens compagnons qui écrivent en ces jours-ci une page impressionnante d’actions courageuses contre la puissance britannique. L’immigration illégale fonctionne à plein régime. Sur les plages du pays arrivent des navires acquis et affrétés par la Haganah dans les ports européens, et pilotés par le Palyam, la composante maritime du Palma’h. En juillet 1947, Yoni Harel, un ami de Dayan du temps des opérations avec Orde Wingate, commande le navire « Sortie d’Europe », plus connu sous le nom d’Exodus.

Le pont du Yarmoukh détruit lors de la nuit des ponts de 1946

Les attaques d’objectifs britanniques se multiplient dans le pays. Au mois d’octobre 1945, le Palma’h se rend maitre du camp d’Atlit et y libèrent environ 200 activistes prisonniers qu’il disperse ensuite dans des kibboutz et des Moshav. En novembre des unités du Palma’h sabotent le réseau ferré dans tout le pays en 150 endroits. La même nuit, le palma’h toujours, détruit simultanément dans les ports de ‘Haïfa et de Jaffa, des embarcations des gardes cotes utilisées pour la chasse aux immigrants illégaux. Des stations radars qui traquent les navires illégaux sont ciblées en permanence. Dans la nuit du 17 juin 1946, la Haganah mène l’opération la plus vaste et la plus impressionnante. Des unités du Palma’h font exploser onze grands ponts reliant le pays avec ses voisins, de Métullah dans le nord et jusqu’aux rives du Jourdain et Gaza dans le sud. C’est Ygal Allon qui a préparé et dirigé l’opération. Il commande à présent quatre compagnies du Palma’h.

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La saison

Mena’hem Begin en Mars 1948

Dayan est toujours considéré par le commandement de la Haganah comme un agent de premier plan. De temps en temps elle lui confie des missions. A la fin de l’année 1944 et au début de 1945, Dayan est mobilisé durant plusieurs mois pour une mission spéciale, dépourvue de gloire et frustrante. Le 1er février 1944, Ména’hem Begin, qui vient d’être promu à la tête de l’Irgun (Etzel) proclame la révolte contre les autorités britanniques, alors que la guerre mondial bat son plein. La direction de l’Agence Juive et le commandement de la Haganah considèrent à ce stade que les actions de l’Irgun contre les anglais représentent un grave danger. Ils font à l’époque de gros efforts pour obtenir la création d’une brigade combattante spéciale au sein de l’armée britannique qui serait composée de volontaires juifs palestiniens et qui participerait aux combats en Europe. D’où la volonté absolue de l’Agence Juive de poursuivre la collaboration avec les autorités mandataires tant que la guerre durera.

Walter Edouard Guinness, 1er baron Moyne

Après que deux combattants du Le’hi aient assassiné au Caire Lord Moyne, le premier représentant britannique au Moyen-Orient, il est décidé d’éliminer les organisations dissidentes qui n’accepteraient pas l’autorité de l’Agence Juive. Une unité spéciale de la Haganah est chargée d’une opération qui sera surnommée « la saison » d’après l’expression française « la saison de chasse ». De nombreux activistes de l’Irgun sont arrêtés et retenus dans plusieurs kibboutz ou parfois livrés aux anglais. Les britanniques exilent nombre d’entre eux dans des camps d’internement en Érythrée.

Cette déplorable affaire fit l’objet en son temps de graves controverses et de nos jours elle est encore perçue comme une tâche sur le leadership sioniste de cette époque. Il n’est pas surprenant que Moshé Dayan ne s’étende pas sur son rôle dans cet épisode. Ruth ne conserve pas de souvenirs positifs de cette époque. « Ce furent des jours déments où chacun soupçonnait son prochain. Un poids fut retiré de nos coeurs lorsque cette période prit fin. » Cependant, à partir des rares propos de Dayan, on comprend qu’il a joué un role centrale dans cette affaire. Pendant plusieurs mois, il laisse sa famille à tel-Aviv. Dans le cadre de sa mission, il est amené à rencontrer les dirigeants des organisations clandestines dissidentes et il engage avec Mena’hem Begin des discussions prolongées. Ce dernier est impressionné : « Sur de nombreux sujets, nous étions d’accord. » Dans ses mémoires il racontera que Dayan « faisait entendre à ses oreilles des encouragements attachants… Il analysait nos opérations selon un angle principalement éducatif. Elles démontraient à toute la jeunesse juive qu’il était possible de frapper les anglais. » De son côté Dayan témoignera qu’il appréciait leurs opérations et leur abnégation., et qu’il avait trouvé avec eux un language commun. Mais il demeure fidèle à la voie tracée par David ben Gourion qui disqualifie totalement leur politique et condamne leur refus de la discipline nationale.

Ce dualisme se retrouve encore lors de sa rencontre avec les dissidents à la prison de Saint Jean d’Acre. Il racontera : « Il y a ici 34 hommes révisionnistes, la plupart très jeunes. Même si je n’accepte pas leurs positions, je les considère comme une partie d’entre nous qui symbolise à Saint Jean d’Acre la souffrance actuelle des juifs. » Il aura l’occasion de les affronter à nouveau mais au fil des années il fera équipe avec ces jeunes, y compris sur le plan politique.

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Premier congrès sioniste

Itz’hak Tabenkin

Son travail au département politique de l’Agence Juive en 1942 et sa participation à la « Saison » rapprochent Dayan des cercles du pouvoir politique du mouvement sioniste en général et du parti des travailleurs d’Israël en particulier. Certains de ses dirigeants ont déjà apprécié son habilité politique. C’est une période de fortes divisions au sein du parti ouvrier. Un groupe minoritaire dominé par des membres du mouvement des kibboutz que dirige Its’hak Tabenkin, a fait sécession et a fondé le parti de l’unité des travailleurs qui se distingue par un activisme sioniste et une opposition à la partition du pays.

Bien que le parti dissident soit moins important en nombre que l’ancien parti ouvrier dirigé par Ben Gourion, l’atmosphère radicale qui règne dans ses rangs, attire à lui de nombreux jeunes. La majorité des commandants du Palma’h, dont Its’hak Sadeh, Ygal Allon et Israel Galili avec lequel Dayan s’est affronté au milieu des années 30 à propos du mouvement de jeunesse, soutiennent le parti minoritaire. Ben Gourion s’efforce d’attirer à lui des militants de la jeune generation, en particulier des activistes de la Haganah pour faire contrepoids aux adhérents du parti dissident.

Shimon Peres en 1945 lors de son mariage

Dayan commence à militer dans la jeune garde du Mapaï. Le 20 novembre 1944 il participe pour la première fois à un congrès de son parti en tant que délégué et avec d’autres jeunes, il lutte contre la vieille garde pour la place des jeunes au sein de la direction du parti. C’est là qu’il rencontre pour la première fois Shimon Peres, alors acteur central au sein du mouvement de la jeunesse ouvrière. Dayan a 8 ans de plus que Peres mais malgré leur différence de caractère et de style, ces deux là coopéreront pendant de nombreuses années.

A l’hiver 1946, Dayan et Peres sont envoyés à Bâle en Suisse, là où Benjamin Zeev Herzl avait fondé le mouvement sioniste 50 ans plus tôt. Ils ont été désignés comme observateurs au 22ème congrès sioniste mondial, le forum suprême de l’organisation sioniste mondiale. C’est le premier congrès qui est organisé au sortir de la seconde guerre mondiale. Au centre des débats, l’opposition entre d’une part Ben Gourion qui prône une orientation vers les États Unis et une politique active contre les autorités britanniques en Palestine, et d’autre part ‘Haïm Weizman, le vieux leader du mouvement sioniste depuis 30 ans, qui tient à l’orientation pro-britannique.

En tant qu’observateur, Dayan ne participe pas aux débats en séance plénière, mais il prononce un discours combatif au cours d’un débat au sein de son groupe politique. Il y exprime une position résolue contre les anglais, c’est à dire une opposition par la force à l’expulsion des immigrants clandestins de la Palestine, contre l’armée britannique qui mène des fouilles dans les villages juifs à la recherche d’armements illégaux, et pour les manifestations de rue afin de briser le couvre-feu que les anglais imposent régulièrement dans les villes.

Il déclare :  » Cette terre est la nôtre. Si quelqu’un la frappe, nous serons forcés de le frapper. Et si cela signifie que nous devrons faire sauter des ponts, nous le ferons, et de même pour les immeubles. C’est une guerre et il convient de s’assurer que tous comprennent, comme je le comprends moi-même, que cette terre est la nôtre et nous n’en avons pas d’autre.  » Plusieurs anciens du parti sont ébranlés et même Ben Gourion est impressionné. Il invite Dayan pour une « discussion entre trois yeux » dont le contenu ne sera pas divulgué.

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Nouvelle intervention chirurgicale

Ruth accompagne son mari en Suisse car ils souhaitent profiter de l’occasion pour tenter une nouvelle intervention à son œil. Un célèbre médecin parisien accepte de tenter une transplantation osseuse. Ses parents, Dvora et Shmuel, délégués au congrès sioniste sont présents à Bâle. Son frère Zohar qui s’est engagé  dans la brigade juive créée dans le cadre de l’armée britannique à la fin de la guerre se trouve alors en Europe avec son unité et il rejoint sa famille pour quelques heures.

Moshé et Ruth quittent Bâle pour Paris mais l’opération ne se déroule pas bien car il s’avère impossible de poser un œil artificiel. Moshé est forcé de rester allongé durant un mois à l’hôpital en compagnie de Ruth et de religieuses catholiques qui li servent d’infirmières. Ruth témoigne avec humour sur l’ambiance :

Pendant quatre journées suivant l’opération, Moshé resta couché avec une forte température et sans rien pouvoir avaler. Je restais à son chevet jour et nuit, assise sur une chaise dure et dans une pièce froide, sans chauffage. Quand il commença à se rétablir, Moshé devint irrité et agité. Il refusa de me laisser m’éloigner de lui. « Que ferais-je avec toutes ses bonnes sœurs ? En en plus je ne parle pas francais. » se lamentait-il. Il quitta Paris avec son bandeau noir qui le tourmentait tant.

Dans ses mémoires il écrira :  » J’étais prêt à tous les efforts et à toutes les souffrances pour être libéré de ce bandeau noir. J’attirais l’attention à cause de lui. Cela m’était très pesant et m’oppressait beaucoup. Je préférais m’enfermer à la maison pour ne pas attirer les regards de tous. Il est difficile de comprendre à quel point c’était désagréable et inconfortable de devoir sans cesse supporter les chuchotements et les regards curieux. Je voulais pouvoir me promener en ville, m’assoir à un café., dans un cinéma comme tout le monde.  » Ce bandeau le tourmentera toute sa vie tout en devenant plus tard un symbole respecté.

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