Diplomates contre militaires

Edgar Faure en 1955

Moins de deux semaines après que Ben Gourion ait donné l’ordre de préparer l’armée pour une guerre, Dayan comprend finalement que le Premier ministre reste très hésitant. Le ministère des affaires étrangères dirigé par Moshé Sharett mobilise tous ses moyens diplomatiques pour obtenir de l’armement qui équilibrerait en quantité et en qualité le contrat tchéco-égyptien. Sharett part pour l’Europe afin de rencontrer les ministres des affaires étrangères des grandes puissances réunis à Genève, tandis que l’ambassadeur à Washington, Abba Eban, travaille dur pour modifier la politique d’embargo conduite par le secrétaire d’État américain John Foster Dulles. Les ministres anglais et américain ne s’écartent pas de leur position rigide alors que dans le même temps le ministre soviétique Viatcheslav Molotov n’imagine même pas revenir sur son programme d’armements pour l’Égypte. Le seul résultat obtenu par Sharett est une promesse de principe du Président du conseil français, Edgar Faure, de fournir à Israël des avions modernes de type Mystère.

John Foster Dulles et Dwight Eisenhower

A Washington, les efforts se poursuivent. Le président Dwight Eisenhower envoie des signes encourageants. Sharett estime qu’Israël ne doit prendre aucune initiative offensive qui pourrait ruiner ses efforts. Dans une tentative pour redonner de l’élan au Vieux et le faire revenir à l’état d’esprit combattif qui était le sien quand il a ordonné à Tsahal de se préparer à la guerre, Moshé Dayan lui envoie le 10 novembre une note détaillée dont voici un extrait :

Concernant les opérations hostiles menées par l’Égypte et la violation des accords de cessez le feu par des infiltrations le long de la bande de Gaza, dans la région de Nitsana et dans le golfe d’Eilat, il convient d’agir de la sorte :

  1. Ralentir le rythme du renforcement de l’armée égyptienne qui grâce au contrat d’armes signé avec la Tchécoslovaquie pourra d’ici quelques mois disposer d’un nouvel armement qui dépassera en quantité et en qualité celui dont nous disposons.
  2. Prendre l’initiative d’un choc préventif avec le régime égyptien qui aspire à une guerre de destruction d’Israël, dans le but d’aboutir à un changement de régime ou à une modification de sa politique.
  3. Répondre énergiquement et durement aux viols des accords de cessez le feu et aux actions menées contre nous depuis le territoire égyptien.

Dayan met l’accent sur la conquête de la bande de Gaza. Il propose de l’occuper immédiatement, même si cela devait entrainer le refus des français d’honorer leur promesse de fournitures d’armes. Il informe Ben Gourion que les préparatifs en veuve la conquête de Sharm el-Shiekh seront achevés à la mi-décembre. En fait Dayan demande le lancement d’une campagne de grande ampleur. Mais ce qu’il craint se réalise trois jours plus tard : pendant la réunion de l’État-major restreint, ben Gourion l’informe que l’opération contre l’Égypte est décalée à la mi-janvier. Le son de sa voix reflète parfaitement son embarras.

A l’occasion d’un autre rencontre, Dayan réagit directement aux hésitations de Ben Gourion et affirme sans nuance qu’à son avis il ne sortira rien des efforts pour recevoir des armes des USA, et si néanmoins quelque chose nous parvient, « nous préférons combattre maintenant, sans arme américaine, et pas plus tard avec des armes américaines. Le meilleur moyen de renforcer Tsahal », ajoute-t-il, « est de détruire l’aviation égyptienne par une attaque aérienne préventive. » Alors que Ben Gourion s’oppose à l’idée d’une guerre préventive et qu’il n’emploie pas cette expression, Dayan  partage l’opinion de tous les officiers supérieurs de Tsahal et il lui a même donné un écho très favorable lors d’une réunion du haut commandement : il est interdit de repousser l’attaque ne serait-ce que d’un jour.

Parade militaire pour le jour de l’independence. De gauche à droite : Moshé Dayan, Moshe Sharett (1er ministre), Yts’hak Ben-Zvi (Président), David Ben Gourion (Ministre défense), Zvi Ayalon (Commandant de la région centre) – 27 avril 1955

Le gouffre séparant la position de Dayan de celle de Ben Gourion ne tarde pas à être découvert. Lors de la réunion de l’État-major restreint du 17 novembre, le Chef d’État-major revient à la charge et insiste auprès du Premier ministre et du ministre de la défense : « Si nous occupons Tiran et Rafia’h, cela nous donnera une bien meilleure frontière. Et une meilleure frontière représente un atout très précieux. Mais Ben Gourion lui répète que si Israël prend l’initiative d’une attaque, les anglais viendront à la rescousse des arabes. Et si Israël déclenche les hostilités, toutes ses sources d’approvisionnement en armes se tariront et nous resterons seuls. Il ne s’agit plus de tirer et de voir ce qu’il se passera. Après cela, on s’enfuira ? Où cela ? Il est clair que ce moment-là Ben Gourion partage l’analyse politique de Moshé Sharett. Avant de partir pour la seconde fois aux États-unis afin d’arriver à convaincre l’administration américaine de fournir à Israël l’armement qui lui manque, Moshé Sharett réussit à faire adopter par le gouvernement le 4 décembre une résolution de principe concernant le gel de toute initiative militaire. Ben Gourion vote en faveur de la proposition.

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Opération Kinnereth

Ariel Sharon (à gauche), Commandant de l’opération Kinnereth, Aharon Davidi, commandant du bataillon de parachutistes de réserve 771 et le commandant de compagnie Yits’hak Ben Mena’hem (à droite)

Moins d’une semaine après la décision du gouvernement de geler toute initiative offensive, Dayan tente de relancer pour la dernière fois le processus de « dégradation ». Depuis des années les pêcheurs israéliens du lac de Tibériade sont la cible de tirs venant des positions syriennes situées sur la rive nord-est du lac. Au début du mois de décembre, aucun incident grave n’est à déplorer qui justifierait un raid de représailles israélien. Mais Dayan croit que dans ce secteur, il peut actionner le détonateur qu’il tente en vain de trouver depuis longtemps dans le sud, et qui pourrait entrainer Nasser à intervenir massivement. Comme nous l’avons déjà précisé, au mois d’octobre, Nasser a conclu une alliance défensive avec la Syrie et a déjà manifesté son engagement par rapport à cette alliance en attaquant la garde israélienne à Be’erotayim. Selon Dayan, une attaque sérieuse contre l’armée syrienne sur le lac de Tibériade pourrait pousser Nasser à s’expliquer avec Israël dans le Sinaï.

Il est difficile de comprendre pourquoi Ben Gourion accepte la proposition de Dayan alors que le plan proposé se trouve en contradiction totale avec la décision du gouvernement. Il n’existe aucun témoignage qui permette d’affirmer que le sujet ait été beaucoup discuté entre les deux. On peut supposer qu’il a voulu apaiser la déception du haut commandement de l’armée suite à la décision de gel des raids et qu’ils sous-estimé le scandale national et international que l’opération allait générer. On sait qu’au dernier moment il a même donner son accord pour un élargissement de l’opération à tous les secteurs de la rive du lac sous souveraineté syrienne.

עובד לדיז'ינסקי
Le lieutenant Oved Ledijinski sera décoré pour acte de bravoure pendant l’opération. Il est tué le 1er novembre 1956 lors des combats à Mitla (Sinaï)

Dans la nuit du 10 au 11 décembre, une brigade commandée par Arik Sharon envahit des positions syriennes, les détruit toutes, tue 37 soldats et 12 civils, et fait plus de 30 prisonniers. Dayan est présent sur les rives du lac de Tibériade pour rencontrer les soldats près de Ein Guev à la frontière avec la Syrie. Ils reviennent avec de grandes quantités d’armes et de véhicules. Six soldats israéliens sont morts au cours du combat, dont Its’hak Ben Mena’hem, fameux commandant de compagnie, surnommé Gulliver en raisons de sa taille. Malgré l’importance des pertes, cette opération est considérée comme l’une des plus hardies, brillantes et réussies menées par Tsahal.

Pourtant c’est un orage politique qui éclate. Le lendemain, le ministre des affaires étrangères, Moshé Sharett, est supposé rencontrer le secrétaire d’État Dulles. Celui-ci avait laissé entendre qu’il aurait l’intention de livrer des quantités limitées d’armes à Israël. Mais informé de l’attaque au lac de Tibériade, il annule la rencontre. Pour Sharett, cette opération représente un coup de poignard dans le dos et il traduit sa fureur dans son journal intime : « Mon univers s’est obscurci; l’affaire de l’armement est foutue; j’en frémis; j’avais averti qu’une opération de représailles anéantirait toute livraison d’armes; A nouveau cette impression de vouloir verser du sang et de provoquer militairement ». Et dans un télégramme qu’il adresse à son directeur du ministère, il écrit : « Il ne s’était rien déroulé d’aussi horrible en Israël. »

Le scandale éclate en Israël et la presse est très critique. Les ministres du gouvernement sont en colère, d’une part parce que l’action est clairement en opposition avec la décision du 4 décembre, et d’autre part parce Ben Gourion n’a consulté aucun d’entre eux. Suite à l’opération, le gouvernement décide qu’à l’avenir il devra donner son autorisation à tout raide de représailles. Ben Gourion approuve cette décision, au moins pour apaiser la colère des ministres même si elle s’apparente pour lui à une gifle cinglante.

Si personne ne comprend les motivations de Ben Gourion, ils sont nombreux en Israël à  soupçonner que l’élargissement dramatique de l’opération est de la seule initiative de Dayan. Ben Gourion prend la défense de Dayan et de l’armée mais il est évident que lui aussi a été surpris. Le lendemain de l’opération, Dayan et Sharon vont à Jérusalem pour rencontrer Ben Gourion et Dayan lui raconte ce qui s’est passé. Il constate que Ben Gourion n’est pas satisfait par le fait que l’opération est aussi bien réussie. Interrogé deux jours plus tard pour savoir ce que l’armée devait faire à présent, Ben Gourion répond simplement  : « L’armée doit maintenant être prête pour une attaque égyptienne. L’armée doit planifier ses opérations face à une attaque égyptienne qui peut intervenir dans le prochains mois, au printemps, à l’été ou plutôt. » Financement le 6 janvier 1956, le gouvernement décide de mettre au rancart l’opération sur Tiran. Dayan ordonne l’arrêt des préparatifs et démobilise les nombreux soldats rassemblés pour l’opération.

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Le politique a le dernier mot

Moshé Dayan

La ligne directrice suivie par Dayan depuis le retour de Ben Gourion au poste de ministre de la Défense en février 1955 change du tout pour le tout. Après la planification d’une offensive à l’initiative d’Israël, l’armée est à présent occupée à préparer la défense du pays contre une offensive ennemie, en contradiction avec tous les plans stratégiques de l’armée, et encore plus important, en opposition totale avec la doctrine militaire de Dayan. Il est déçu et peut-être envisage-t-il la possibilité de démissionner à la fin de son mandat de Chef d’État-major d’une durée de trois ans. Avec ton espiègle mais sans chercher à cacher son amertume, il déclare à Ben Gourion au milieu d’une discussion sur des projets d’achats au Japon : « Je crois que je dois partir pour le Japon. » À Ben Gourion qui lui demande si il n’a plus rien à faire en Israël, il lui répond : « Les choses que j’ai besoin de faire, je n’ai pas envie de les faire. » be  Gourion rejette toute idée de démission.

Le 16 décembre, Ben Gourion prend la parole devant le haut commandement de Tsahal et tente de convaincre ses amis la politique du gouvernement et les raisons qui ont conduit à l’abandon de l’option offensive. Face au risque implicite d’une intervention britannique, il explique longuement pourquoi il est interdit à Israël de provoquer une guerre. Il existe une asymétrie entre Israël et les arabes. Ceux-ci peuvent anéantir Israël s’il est vaincu mais aucune victoire israélienne ne pourra entrainer la fin du conflit :

Après chaque guerre, nous nous retrouverons face au même problème, comme celui auquel nous connaissons aujourd’hui : le risque d’un troisième round, puis d’un quatrième et d’un cinquième, sans fin. Si Israël sort victorieux d’une guerre dont il aura été l’initiateur, il essuiera une défaire morale parce que le monde d’acceptera pas cette initiative et Israël se retrouvera isolé dans le monde. Nous serons salis aux yeux du monde entier.

Dayan ne discute pas mais aussi au milieu de participants, il interroge le ministre : « Quand l’armée devra-t-elle être prête pour la guerre ? » Ben Gourion ne fixe pas une période précise mais l’opinion partagée par tous est qu’il faut s’attendre à une attaque égyptienne pour l’été. À la fin de la conférence, Ben Gourion souhaite connaître l’état d’esprit des officiers. Il demande à tous les participants de se déterminer par rapport à une offensive militaire de la part d’Israël. A l’exception de ‘Haïm Laskov, tous lèvent la main. Laskov explique son attitude en disant qu’il n’a pas l’habitude de voter contre Ben Gourion mais il laisse entendre que lui aussi est de l’avis de tous.

Quoi qu’il en soit, Dayan accepte la décision et au début de l’année 1956, il fait passer l’armée à autre chose: la défense en vue d’une attaque.

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